Les Nazis étaient-ils fous ?

Introduction à la psychophobie


L’Histoire est connue : la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945 et avec elle la chute du régime nazi mena aux célèbres procès de Nuremberg, où furent jugés par les Alliés vingt-quatre des plus hauts responsables du Troisième Reich, parmi ceux qui n’étaient alors pas morts ou en fuite. Parmi les chefs d’accusation se retrouva la notion nouvelle de « crime contre l’humanité », officialisant d’un point de vue juridique la barbarie morale attribuée à l’idéologie nazie et ses atrocités. Sur les dix-neuf inculpés à cette charge particulière, seize furent reconnus coupables, un seul fut acquitté : Rudolf Hess, « adjoint » du Führer (toutefois condamné pour d’autres charges). Les deux inculpés restants ne purent finalement être jugés : Gustav Krupp von Bohlen fut considéré médicalement inapte à passer en procès, et Robert Ley s’était suicidé entre temps. Ce qu’il faut retenir de cet événement à Nuremberg, et du verdict auquel il conduisit, est que les accusés furent considérés comme tout à fait responsables de leurs actes, à une époque où les troubles psychiques et mentaux étaient déjà pris en considération d’un point de vue juridique. Bien sûr, fut déjà porté alors le soupçon de la « folie » des accusés, s’étant adonnés à des horreurs semblant dépasser tout sens rationnel, et on les fit passer sous l’examen de psychiatres. Bien que des débats eurent lieu concernant le cas de Rudolf Hess, qui semblait subir (ou simuler) des phases d’amnésie au cours du procès, tous furent finalement considérés en pleine possession de leurs esprits.

Illustration par Maya Scotton

Le mythe du fasciste parce que fou

Depuis Nuremberg, l’historiographie contemporaine s’est penchée sur les raisons complexes de l’émergence des idéologies fascistes au XXe siècle, et de leur succès auprès des populations. En France, Christian Ingrao, historien et directeur de recherche au CNRS, nous renseigne sur les origines sociologiques complexes du militantisme nazi, et notamment de l’allégeance -vite oubliée- d’universitaires allemands à celui-ci (Croire et détruire : les intellectuels dans la machine de guerre SS, 2010). Enseignant-chercheur à la Sorbonne, Johann Chapoutot, quant à lui, explore l’ancrage du nazisme dans l’histoire des idées et nous montre comment le fascisme allemand a pu naître des différents courants politiques ayant marqué l’Europe et l’espace germanique du XIXe siècle (La Révolution culturelle nazie, 2017). Le nazisme apparaît en fait sous sa plume comme l’aboutissement d’une tradition culturelle occidentale (au même titre que le socialisme ou le libéralisme), mais fondamentalement nationaliste et contre-révolutionnaire. Cette thèse a son importance d’un point de vue historiographique, car elle nous permet de comprendre le nazisme en tant que produit d’une époque donnée, et d’un point de vue politique pour affiner notre appréhension de son terreau idéologique. Réduire le nazisme ou toute autre forme de fascisme, ou de conservatisme réactionnaire, à une forme de « folie » collective, c’est se priver de la connaissance de la rationalité propre à ces mouvements, et donc aussi mal s’armer contre leurs causes et leur propagation. Pourtant perdure encore aujourd’hui l’opinion non avérée et dangereuse, d’une folie inhérente aux idéologies de haine du nazisme et de l’extrême droite en général. Hitler était fou, Zemmour ne l’est probablement pas moins, et ainsi en est-il certainement de tous les despotes ou costards bruns sévissant ou ayant sévi en Europe dans leurs cliques ou à leur suite. Le fait est que chercher à expliquer le nazisme ou toute autre idéologie raciste ou fasciste par le prisme simpliste de la pathologisation psychique ou mentale paraît largement découler d’un grand manque de rigueur historiographique ou épistémologique. Il ne s’agit pas là d’une démarche intellectuelle sérieuse, mais de la propagation d’une idée reçue nullement démontrée scientifiquement (et sans doute indémontrable). Peut alors se poser la question du pourquoi de ce mythe du fasciste fou. Et surtout qu’est-ce que cette pathologisation des nazis, et de leurs comparses d’extrême droite (comme celle de toute personne paraissant trop extrémiste ou dangereuse) révèle sur le rapport de la société aux personnes souffrants réellement de troubles psychiques ?

La question de la psychophobie

La psychophobie désigne l’ensemble des discriminations et oppressions dont sont victimes les personnes qualifiées « mentalement atypiques ». Celles-ci peuvent aussi bien s’appliquer aux personnes souffrant de troubles psychiques (schizophrénie, bipolarité, dépression…) ou ayant un fonctionnement neuropsychologique différent des personnes dites « neurotypiques » (TSA, TDAH…)*. Malgré des spécificités qui lui sont propres, on pourrait considérer la psychophobie de manière analogue à une autre oppression (comme le racisme ou le sexisme) mais s’appliquant aux personnes que nous désignons ici comme « atypiques ». Mais il est essentiel pour comprendre cette oppression particulière d’en déterminer les caractéristiques propres par rapport aux autres et le niveau auquel elle opère au sein de la société. Comme pour les autres oppressions, la systématisation de la psychophobie s’opère notamment dans le langage. J’en reviens donc au terme central de notre article, celui de « fou », usité généralement pour décrire les personnes présentant une ou diverses « pathologies » psychiques, mais aussi celles paraissant en proie à une radicalité dangereuse ou violente. Le caractère essentiellement psychophobe de ce terme résulte du fait qu’il possède ces deux sens à la fois, et que l’usage qui en est fait marque l’amalgame socialement accepté qu’une personne atypique présenterait par nature une tendance à la dangerosité pour autrui. Au minimum, elle crée un gouffre quasi-essentialiste entre toute personne à laquelle elle semble pouvoir s’appliquer, et le restant de l’humanité. Puisque la folie désigne communément l’absence de raison, le fou est arbitrairement dépossédé de son caractère humain par le seul terme qu’on use pour le désigner. Comme le fasciste raciste et génocidaire, il est livré à un caractère monstrueux, et de là découle très probablement que l’un soit amalgamé avec l’autre. La notion de crime contre l’humanité dressait en effet les nazis comme « hors du genre humain », et poussant plus encore cette idée de déshumanisation, on a fini par les traiter de fous. Par la pathologisation, on a cherché à les exclure définitivement de l’humanité. L’ignominie de l’amalgame est d’autant plus grande, lorsqu’on a connaissance du sort réservé à ces personnes par les régimes concentrationnaires fascistes, et à quel point les idéologies de haine découlant du darwinisme social les tiennent encore aujourd’hui en horreur, les considérant au mieux comme des parasites gênants, au pire comme des « sous-hommes ». A juste titre, nous sommes pour la grande majorité d’entre nous indigné.e.s par cette façon de penser et nous nous opposons à elle quand elle nous apparaît clairement. Pourtant, subsiste que la principale solution évoquée à la question de l’existence des personnes atypiques est celle de l’internement, qui comme l’a bien étudié le philosophe et sociologue Michel Foucault, n’est qu’un dérivé du modèle carcéral (Histoire de la folie à l’âge classique, 1961). La visée ici n’est pas de remettre en cause tout recours à la psychiatrie, qui se revendique des soins de la médecine, mais de contester le recours systématique et autoritaire de l’internement (ou dans une moindre mesure, de la médicamentation forcée), et surtout de rendre clair que son principe n’est pas historiquement né de la volonté de soigner mais d’écarter de la société les individus jugés non conformes à son bon fonctionnement (comme la prison). Dans son essence, cette démarche est oppressive, bien qu’elle se revendique soignante. Malgré les progrès qui ont été réalisés, notamment via l’influence de mouvements anti-psychiatriques menés par des médecins ou d’ancienn.e.s patient.e.s durant le XXe siècle, l’idée de cette dangerosité des personnes atypiques subsiste, et donc aussi, tout comme les criminels, la nécessité de les enfermer pour préserver le restant des « bonnes gens ». Le comble de l’hypocrisie étant d’aller jusqu’à préconiser l’internement pour le « propre bien » des personnes concernées, malgré le manque flagrant d’unanimité quant à ses résultats en termes de soin, et son caractère foncièrement liberticide pour l’individu.

Violence et « folie »

Mais revenons-en à cette question de la violence chez les fous, et en quoi elle constitue une oppression pour les personnes atypiques. Puisque par « folle » on entend encore trop couramment « dangereuse », la personne folle sera la majorité du temps perçue comme telle et donc traitée en conséquence. C’est bien ce sentiment de dangerosité qu’on colle à la peau d’une personne présentant un psychisme particulier, qui mène à la marginalisation de cette dernière. Les personnes concernées sont en cela doublement peinées, lorsque leur vie mentale leur cause de la douleur, puisqu’elles sont en plus considérées comme monstrueuses. Et cela est d’autant plus grave que ces personnes représentent en réalité très rarement un danger pour autrui, d’autant moins en proportion de celles qui ne présentent aucun trouble clinique, se rendant pourtant coupables de meurtre, de viol, ou encore de génocide, si nous en revenons à nos nazis. Et à l’inverse, c’est au sein des victimes de chacun de ces crimes cités, qu’on trouve la majorité des personnes atypiques. Contrairement à ce qu’ont pu propager la littérature et le cinéma d’horreur, il n’existe a priori pas de trouble psychique qui résoudrait foncièrement et fatalement le sujet à la violence envers autrui. En revanche, les personnes psychoatypiques ont presque toujours hérité de leurs troubles en étant victimes de situations violentes. Et c’est là que se trouve peut-être le caractère le plus tyrannique de la psychophobie qui criminalise des personnes opprimées, et laisse une fois encore de véritables oppresseurs généralement épargnés de toute accusation ou même tout soupçon, puisque présentant des figures bien plus acceptables (mais en réalité insidieuses) au regard de la société. Rappelons-le, les fascistes n’ont pas été des marginaux de leur époque. Le marxisme et l’apprentissage des déterminismes sociaux auraient pourtant dû nous l’enseigner : ce n’est pas de la folie d’âmes broyées que naît la cruauté, mais de la jouissance et de l’auto-préservation du statut de dominant. L’on peut ainsi affirmer qu’il existe bel et bien une véritable corrélation de fait entre « folie » et violence, mais certainement pas de la manière conçue communément. Les personnes dites « folles » ne sont pas des criminel.le.s en devenir qui doivent moralement être prises en charge pour réapprendre à vivre en société. Elles sont les témoins de chair et d’os des violences invisibles de nos systèmes sociaux, et qui à leur manière ont à nous apprendre le profond désordre qui se tapit dans l’ombre de toute la civilisation humaine « ordonnée ». En revenant au nazisme, et à ses adeptes, il devrait paraître intolérable à tout un chacun de continuer d’identifier ces gens à l’une de leurs catégories de victimes historiquement les plus douloureuses, aussi bien par le respect de ces personnes atypiques dont la dignité fondamentale se trouve encore bien trop bafouée, mais également dans l’idée de bien comprendre à quel mal correspond véritablement toute forme de fascisme. Elle n’est pas une errance psychologique, mais la volonté mortifère d’un autre ordre moral : un ordre hyper hiérarchisé, purgé de toute forme de solidarité, et dans lequel les véritables personnes « folles » n’auraient certainement comme beaucoup d’autres, dans leur incapacité inhérente à s’adapter, que le choix de disparaître. Mais en voie vers la fascisation ou non, il est très clair que notre société de plus en plus ultra-libérale (donc elle-même empreinte d’une forme de darwinisme social) ne laisse guère plus d’opportunité aux « fous » de pouvoir subsister en accord avec l’idée commune que nous avons de la dignité humaine. D’où l’importance, peut-être, que les courants anticapitalistes et intersectionnels actuels puissent pleinement intégrer la question de la psychophobie à leur lutte, ou en tout cas avec une conscientisation suffisamment forte pour que la folie ne puisse plus être invoquée innocemment comme une insulte, ou pire : comme une excuse.

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